Le port de Dortmund et l’entreprise Orenstein et Koppel

Note d‘avertissement: Violence raciste

L’élargissement du canal de l’Ems et les projets coloniaux de la ville

Avec ses 11 kilomètres de berges et ses dix bassins, le port de Dortmund est aujourd’hui le plus grand port-canal d’Europe. Lorsque l’on descend à la station de métro Hafen, on a la capitainerie sous les yeux. Sur le pont à côté de l’A45, elle est éclairée le soir par des projecteurs, ce qui donne à cet endroit un air quelque peu romantique. Actuellement, le port situé dans le nord de la ville de Dortmund est en phase de rénovation. Au cours des travaux de transformation, la capitainerie devrait redevenir l’emblème de la ville et le port s’épanouir en un nouveau centre de la “Nordstadt”. La zone environnante doit offrir de la place pour des cafés, des bars et des industries créatives. Une promenade devrait faire du port un lieu de rencontre moderne de la région métropolitaine. Comment le port a-t-il été construit et que nous raconte ce lieu dans le contexte de l’histoire coloniale allemande ? Nous vous emmenons faire un petit tour à travers l’histoire du port.

Au cours du 19e siècle, les premières propositions d’une voie navigable artificielle menant à Dortmund ont émergé, transformant ainsi cette petite ville industrielle en un centre commercial prospère. À la demande de la ville, l’aménagement du canal de l’Ems a permis de relier l’est de la Ruhr à la mer du Nord. Cette nouvelle voie d’accès à la mer devait permettre de remédier à la situation géographique défavorisée de l’est de la Ruhr et de relier stratégiquement l’Empire allemand à des régions extra-européennes. L’empire allemand sous l’empereur Guillaume Ier ne s’est lancé dans les affaires coloniales européennes qu’en 1884, mais des voix fortes s’étaient déjà élevées dans le discours politique de Dortmund en faveur de la colonisation.

Dans son rapport annuel de 1879, la Chambre de commerce et d’industrie de Dortmund – une association régionale d’entreprises – critiquait déjà les chances inexploitées de possession coloniale. Les colonies commerciales sont lucratives et stratégiquement nécessaires. Les colonies sont aussi importantes pour la sécurité et l’essor économique qu’une „flotte puissante“ ou une „armée de guerre capable de se défendre“. Avec sa situation géographique défavorisée, l’Allemagne n’est pas compétitive et devrait, en raison de son faible développement côtier, rattraper son retard pour pouvoir rivaliser avec les autres nations européennes, peut-on lire dans le rapport. Avec une voie navigable suprarégionale vers la mer, l’Allemagne pourrait également réduire les droits de douane générés par le commerce avec la Grande-Bretagne, la Belgique, la France et les Pays-Bas. Et devenir ainsi plus indépendante, plus grande, plus puissante. Dans les rapports annuels des années suivantes – jusqu’à la prise de possession des territoires sur le continent africain et en Asie vers 1884, la Chambre de commerce et d’industrie se prononce avec véhémence, au nom des acteurs économiques, pour l’entrée dans les affaires coloniales de l’Europe. Avant et avec l’acquisition des colonies allemandes, des mouvements pro-coloniaux se sont formés dans la ville, dont la section de Dortmund de la Société coloniale allemande (Kolonialgesellschaft), fondée en 1888. Celle-ci était l’organisation la plus importante du mouvement colonial allemand et elle a existé jusqu’en 1941. La chambre de commerce représentait surtout les grandes entreprises de la région. Et presque toutes les entreprises représentées à la Chambre de commerce étaient également membres de la Société coloniale allemande.

L’empereur Guillaume II à Dortmund

L’empereur Guillaume II, élu nouvel empereur en 1888, voulait promouvoir l’idée d’une „place au soleil“ pour l’Allemagne. Il voulait établir l’empire allemand en tant que puissance mondiale. L’argumentation des groupes économiques et de la société civile coïncidait donc avec les idées de l’empereur Guillaume II. Il se ranga derrière les intérêts des acteurs industriels qui souhaitaient, avec la construction du canal, créer une concurrence à la liaison maritime de Rotterdam et ainsi faire du commerce indépendamment des Pays-Bas.

Des voix se sont également élevées contre la réalisation du projet. Ainsi, des conflits ont souvent éclaté au sein de la Chambre des députés prussienne. Les principaux opposants étaient des industriels et des propriétaires terriens est-allemands. Ils craignaient que les importations ne leur fassent concurrence dans le commerce des céréales et n’augmentent ainsi l’exode rural. Mais ces voix ont été ignorées, car les intérêts nationaux pouvaient être associés au projet de canal.

En 1899, l’aménagement du canal de l’Ems et la construction du port furent achevés.

L’inauguration suscita un grand enthousiasme à Dortmund, qui, de ville sans lien avec la mer, était devenue une ville portuaire. Le 11 août 1899, l’empereur Guillaume II arriva de Berlin pour inaugurer solennellement le port par un discours. La chambre dite „Kaiserzimmer“, située en haut de la capitainerie, lui est dédiée. Une référence à son grand engagement pour la réalisation de la construction. Le site économique de Dortmund gagna ainsi également en importance.

Ce type de développement d’infrastructure symbolise les intérêts coloniaux allemands et une affirmation des intérêts nationaux au-delà des frontières du pays et de l’Europe. La construction du port n’est pas seulement pertinente pour l’infrastructure de Dortmund, elle fait partie des visions coloniales. Les intérêts économiques y jouaient un rôle essentiel. Les produits coloniaux comme le thé, le café, le tabac ou l’huile de palme devaient être importés et donc cultivés en grande quantité dans les colonies. Mais l’importation de biens de consommation n’a pas rencontré la forte demande qu’espéraient les entreprises de Dortmund. Le commerce colonial de l’industrie de Dortmund se concentrait donc plutôt sur l’importation de minerai de fer et de cuivre et sur l’exportation de produits finis en fer. Ainsi, le minerai de fer et de cuivre était notamment importé des colonies allemandes, comme l’actuelle Namibie et le Togo, et du matériel ferroviaire était exporté.

Entreprises allemandes en Namibie : la violence coloniale dans le commerce du fer

Si tu prends le S4 en direction de Lütgendortmund, tu peux voir sur ta droite, entre les arrêts Dorstfeld et Marten Süd, de grands godets de pelleteuse et d’autres pièces de machines. Jusqu’au milieu de l’année 2021, c’est là que se trouvait l’usine Caterpillar, une usine qui représente une longue tradition de construction mécanique. L’usine a été fondée en 1893 par Alfred Koppel et Benno Orenstein. L’entreprise Orenstein & Koppel utilisait le site de Caterpillar pour fabriquer des wagons, des aiguillages et d’autres matériaux pour les chemins de fer, qui étaient ensuite exportés via le port de Dortmund. Par ailleurs, Orenstein & Koppel a été fondée avec des capitaux de la Deutsche Bank et de la Dresdner Bank.

De 1903 à 1906, Orenstein & Koppel a participé, aux côtés de la société des mines et du fer d’Otavi et de l’entreprise de construction navale Woermann Shipping Lines, à la construction du chemin de fer d’Otavi dans l’ancienne Afrique du Sud-Ouest allemande, l’actuelle Namibie. Le chemin de fer d’Otavi, d’une longueur de 600 km, était à l’époque le plus long chemin de fer de campagne du monde. Il a été construit dans le but de transporter le minerai de cuivre des gisements à travers le pays. Pour exploiter les ressources, les entreprises allemandes mentionnées et d’autres industriels britanniques se sont associés pour former la South West Africa Company. En 1892, elles obtinrent du gouvernement allemand des droits fonciers et miniers étendus, qui leur permettaient d’acquérir des terres et des propriétés et de poursuivre l’exploitation de la région.

Depuis la prise de possession illégale du pays en 1904 et le pillage systématique qui s’en est suivi, plusieurs révoltes et actions ont été menées par des groupes locaux comme les Ovahereros et les Namas contre l’oppression et les violations des droits humains commises par les occupants allemands. En 1906, une révolte des Herero a réussi à perturber la construction du chemin de fer. Les Ovahereros attaquèrent des comptoirs commerciaux et d’autres installations coloniales, assiégèrent des stations militaires et bloquèrent des lignes de chemin de fer. Les colonialistes réprimèrent violemment ces soulèvements. En mai 1904, le général Lothar von Trotha, déjà connu pour ses méthodes particulièrement brutales, prit le commandement. Il reçut l’ordre de l’empereur Guillaume II en personne de réprimer la révolte par tous les moyens. Von Trotha ordonna l’extermination totale des Ovahereros en octobre 1904 et celle des Nama en avril 1905. On estime que jusqu’à 100.000 personnes furent assassinées sur place par les troupes allemandes, poussées dans le désert ou moururent dans les camps de concentration mis en place par l’Empire allemand.

L’Allemagne a commis le premier génocide du 20e siècle contre les Herero et les Nama et d’autres groupes. Les trois entreprises impliquées dans la construction ainsi que le gouvernement fédéral ont été poursuivis par les Herero devant les tribunaux civils américains pour esclavage. En effet, pour la construction du chemin de fer, Orenstein & Koppel entretenait un camp avec 1.300 travailleurs forcés*. La plainte a toutefois dû être retirée, l’Allemagne menaçant de porter l’affaire devant la Cour internationale de justice.

L’impact de l’histoire coloniale sur les lieux de résidence allemands est important. Les images coloniales, transmises jusqu’à nos jours, marquent tout autant nos lieux quotidiens que les structures urbaines qui subsistent encore aujourd’hui. Dans le cas du port de la Nordstadt de Dortmund, ces structures coloniales peuvent également être suivies. Par exemple, le quartier de la Nordstadt, en tant que quartier immigré, est régulièrement transformé en lieu de criminalité et de désordre. Les médias qualifient le quartier de „no-go area“. Le syndrome de Lüchow-Danneberg décrit le fait que dans les endroits où la présence policière est plus importante, les délits enregistrés dans les statistiques augmentent également. La ville du Nord est un endroit où la présence et la concentration de la police lui confèrent une réputation de haut lieu criminel.

L’histoire du port peut donc être liée de différentes manières à l’histoire coloniale au sein des structures dans lesquelles il s’inscrit. Le port est ainsi un symbole de la politique allemande et des intérêts du capital. Afin d’obtenir des avantages économiques, des infrastructures ont été créées, permettant d’accéder à des matières premières dans des régions extra-européennes. La capitainerie et la chambre impériale ont été choisies comme emblème de la ville à la fin du 19e siècle. Aujourd’hui, il est prévu de le faire revivre. L‘approche révisionniste d’une telle infrastructure coloniale a également eu lieu par exemple avec la Hafencity de Hambourg et le Humboldt Forum à Berlin.